La Brume de Java

Qui suis-je: BAGHEERA gita
Age: 3 ans
Née: Dans la forêt de Ujung Kulon, province de Banten, Île de Java, Indonésie. S6 45 0 E105 19 60
Talent: Sauvage
Rôle: Il paraît que je divertis les petits d’Homme au moyen de déplacements sans intérêt, appris, imposés et répétés sous les coups d’un fouet pendant des heures.
Objet fétiche: Une dent de lait. C’était ma dernière dent de lait. Elle est tombée sur le sable de la piste le jour où sous les coups du fouet, ils ont entrepris de me dresser. J’étais arrivée dans la nuit au Cirque des Brumes après un long voyage sombre, vaporeux et suffoquant. Encore nauséeuse, j’ai ramassé ce dernier morceau d’enfance et l’ai planté au plus profond de mon pelage, en travers de ma gorge.

 

Je suis arrivée à l’âge de 6 mois au Cirque des Brumes. Au début, j’ai longtemps appelé mes frères et mes soeurs, cherché une odeur familière, un quelconque rayon de soleil… Je ne comprends toujours pas les barreaux, les bourreaux, le fouet qui déchire l’air et puis mon corps. Un matin, l’espoir de me réveiller de ce cauchemar sous le feuillage luxuriant de ma forêt de Java n’était plus là. Ce matin là, j’ai cru tout perdre. Alors, j’ai fixé un à un mes souvenirs, mes paysages, mes rivières et mes rizières entre les barreaux de la cage. Quelques mois plus tard, alors que le sable désolant et glacial de la piste ne laissait présager que la suite d’une série d’obstacles ridicules à gravir, Colombe a atterri entre mes pattes. Elle est restée prostrée sur le sol. Je l’ai reniflée et saisi dans ma gueule. Je l’ai installée délicatement sur ma nuque. J’ai rugi et personne ne nous a approché.

Il fallu plusieurs jours au Petit Magicien pour récupérer Colombe et commencer à la dresser. Les tisonniers, les fouets, l’acharnement et le nombre ont eu raison de ma force. Et puis chaque soir, Colombe est venu se réfugier dans la cage et se blottir tout contre moi. Pelotonnée et farouchement agrippée à mon pelage, personne n’y pouvait rien. Ça amusait les badauds alors le Petit Magicien à fini par laissé faire… Nous nous échappions alors dans nos souvenirs d’enfance que nous échangions et réanimions entre les barreaux et nos larmes.

Parfois, Colombe, était inconsolable, émue par trop de vie passée, seule La Femme Araignée pouvait l’apaiser. Elle tissait alors avec soin un hamac de cristal aux barreaux de la cage. Le Cirque hypnotisé se délectait de chacun de ses mouvements et ne ratait ce spectacle pour rien au monde. Le temps ainsi suspendu reprenait au premier cliquetis de la soie qui se brisait sur le sol. Ce son annonçait le début d’une longue et sombre veillée. Le hamac égrenait à chaque balancement ses larmes de cristal et de Colombe. Avant que la dernière maille ne cède, Colombe était raccommodée… jusqu’à ce qu’elle ne craque à nouveau. Quand je sombrais à mon tour de trop d’insomnies, La Femme Araignée berçait alors seule nos repos fragiles jusqu’au petit matin.

C’est peu après l’arrivée de Colombe que j’ai commencé à retrouver l’espoir de rentrer chez moi. Colombe et La Poupée Mécanique m’ont fait une promesse. Nous avons un pacte, ce sera toutes les trois où rien. La Femme Araignée nous a tissé sur mesures trois capes cardinales faites pour résister à toutes les épreuves et à tous les temps. Et sous nos capuches boréales, chaque soir, ensemble, nous répétons à l’ombre de la tyrannie, nos précieux projets de vie.

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